Capitalisation du temps privé
Il y a maintenant plusieurs années déjà, certain⸱e⸱s projetaient l’avènement des véhicules intelligents pour dégager un nouveau temps de travail ou pour le prolonger : sur les trajets professionnels voire privés, ou tout simplement avant et après les heures ouvrables, afin de transformer les déplacements "passifs" du domicile au lieu de travail en déplacements "actifs". Les images à valider pour les captchas Google à l’effigie de bus, vélos ou de feux de signalisation semblaient effectivement conçues pour l’entraînement d’intelligences artificielles destinées à piloter des voitures autonomes. Prémonitions confirmées par les Google Cars qui ont servi à l’enrichissement en images de Google Street View et se déplacent seules depuis 2015 au moins, sillonnant les rues armées de radars, de caméras et de GPS. Le projet est rebaptisé Waymo cette même année et confirme son intention d’aller vers la commercialisation, après un test effectué en condition par une personne aveugle, pour accompagner les personnes dans leur quotidien, effectuer des achats ou se rendre au travail par exemple, mais dépend toutefois des progrès en autonomie que doit relever l’électrique pour ce faire : la production en série ne s’envisagera que si la distance kilométrique pouvant être parcourue augmente considérablement. Et puis ça fait un bail que nous travaillons comme moniteurices d’auto-école pour IA, comme si on leur faisait réviser leur code de la route gratuitement, ou presque : nous le faisons non pas contre rémunération mais en échange d’accès à des services. Et parfois, ces services sont essentiels, mais c’est tant mieux si notre dépendance s’en trouve accrue et que l’on puisse privatiser et monétiser les besoins et obligations de la population. Et puis on améliore leur produits avant leur mise sur le marché sans frais, c’est tout bénef’, voire même longtemps après dans le cas d’objets vendus avant de fonctionner réellement, comme pour l’assistant personnel Alexa d’Amazon, en perfectionnement continu à travers l’écoute de bandes non reconnues de l’appareil par de vraies personnes qui effectuent un travail d’interprète, travailleureuses de l’ombre payé⸱e⸱s à la tâche (autrement dit au lance-pierre), qui se font l’intermédiaire entre l’objet connecté défaillant et les utilisateurices.
Après l’optimisation de nos déplacements, le travail gratuit dissimulé, ou l’invitation du travail à la maison via une connexion illimitée (les réseaux amicaux et pro sur nos outils de communication ayant largement fusionnés à l’heure actuelle, et les mails étant accessibles 24 heures sur 24 et potentiellement consultés instantanément, et ce malgré le droit à la déconnexion en vigueur depuis le 1e janvier 2017), l’invasivité de la vie professionnelle dans la vie privée franchit un nouveau cap.
Travailler ou jouer ?
Le dernier projet de Mark Zuckerberg, le créateur de l’app Facebook, aujourd’hui succursale de Meta Inc. au même titre qu’Instagram, Whatsapp ou Occulus VR, revisite un paradigme plutôt daté qui est celui du monde virtuel. Sauf qu’il envisage d’en faire un monde où en dehors de l’exploration et du jeu, qui en sont les activités usuelles, il s’agira aussi de… travailler ! Travailler dans une vie virtuelle parallèle pour doubler la productivité, et ainsi passer son existence au turbin du lever au coucher sans réellement s’en apercevoir. Ce sont les pitchs d’épisodes de séries d’anticipation telles que Black Mirror (saison 1 épisode 2, 15 Million Merits, et saison 3 épisode 1, Nosedive), dont l’aliénation s’opère notamment à travers la cote personnelle et la notation omnisciente, à tous les niveaux de la vie. C’est aussi la dure réalité chinoise de la citoyenneté à points, également appelée crédit social chinois. La compétitivité est un portail pour passer du travail au jeu, et inversement. C’est un dénominateur commun à ces deux domaines sujets au culte de la performance, aller au bout de soi pour le score ou la carrière, pour l’équipe, la nation ou la boîte, pour la première place, ou à défaut, une place au soleil.
Cette nouvelle offensive cacapipitaliste porte un nom, c’est Horizon. Mais Meta tâte le terrain avant de sortir toute l’artillerie d’Horizon et propose timidement un accès à son potentiel avec une version minimisée et dédiée au travail collaboratif : Workrooms, dont le caractère novateur est supposé être le système de visioconférence en réalité virtuelle. Le marché de la VR est plus dynamique dans le domaine du professionnel que du jeu vidéo pour l’instant, mais son objectif est peut-être davantage de créer du flou entre les deux que de les conquérir tous les deux. Cela participerait activement à l’amalgame à faire entre travailler en jouant et jouer en travaillant, et rendrait la spéculation plus juteuse encore. Meta l’a bien compris et s’y engouffre en frappant fort, mais sans vision. Le casque VR à pas moins de 350€ pour des fonctionnalités gadgets telles qu’avoir la possibilité de projeter son vrai clavier dans le monde virtuel paraît léger pour percer, face à la rude concurrence du marché avec des propositions beaucoup plus pertinentes et amenées par les besoins de terrain, comme l’analyse de maquettes 3D. Pour ne rien arranger, alors que la confiance accordée par les utilisateurices à Facebook est en défiance totale, Meta doit calmer les inquiétudes suscitées par Workrooms concernant l’utilisation des données captées via des documents de travail ou des conversations confidentielles, s’engageant à ne pas les exploiter à des fins publicitaires, de même que les images filmées à l’activation de Passthrough (l’outil qui permet de voir le « vrai monde » depuis son casque), qui ne seront traitées que localement. Pas très rassurant. En tous cas ce qui est sûr, c’est qu’avec Horizon, il sera possible de joindre l’inutile au désagréable puisqu’on pourra planifier une réunion entre collègues avec pour objet un énième concept sorti du néant à stariser, et une partie de bowling virtuel, simultanément, pour ainsi brasser du vide avec ses bras et son discours du même coup.
Metaflop en marche
Seulement voilà, Mark "Montagne de sucre" (traduction littérale de Zuckerberg en allemand, un nom de famille méchamment bien trouvé pour l’inventeur d’une appli avec autant de potentiel addictogène, si addictive dans la première décennie du 21e siècle que désuète aujourd’hui), celui qu’on présentait comme un visionnaire à l’époque s’est vraisemblablement planté : « l’informatique de la domination » comme l’appelle Donna Harraway, se heurte à un écueil qui est tout simplement celui du manque d’engouement des utilisateurices. Ces mondes virtuels bien qu’appropriés pendant des décennies par des communautés principalement issues du jeu en ligne, sont aujourd’hui désertés par les internautes, et leur vocation purement spéculative y est peut-être pour quelque chose. Pour quelqu’un qui voulait créer un monde virtuel et persistant, la persistance y en a pas tellement, par contre la virtualité y en a beaucoup !
Mais ne nous leurrons pas, créer une porosité entre le travail et les loisirs pour préparer un futur d’assignation au divertissement est une réalité approchante, pleine de promesses pour qui veut jouir sans effort du temps et du travail d’autrui, la forme n’est juste pas encore arrêtée. Pour appuyer cette hypothèse, devinez qui c’est que ça intéresse, ce plan foireux ? Ben c’est Macron, sans surprise, qui miroite déjà un métaverse européen sous couvert de souveraineté numérique… L’article "Pourquoi Emmanuel Macron fait-il du "métaverse européen" un point essentiel de son programme ?" sur France Soir expose brièvement les raisons de son emballement pour le concept d’univers parallèle centralisé et délimité par les frontières de l’UE. Ce ne sera pas sa première impasse il est vrai : il faut dire qu’il combine le manque de flair à une obstination de forcené, pas évident. Sur le plan européen et à de nombreux égards, il s’entête seul dans la promotion de technologies passéistes (voire s’enterre, quand on pense au nucléaire, mais c’est le propre des déchets par chez nous me direz-vous. Ah ! Vous ne me ferez pas dire ce que je n’ai pas dit, ordures !). Plus sérieusement, sans avoir l’aplomb scientifique pour discréditer la recherche dans le nucléaire en tous points (la recherche pour la gestion et le traitement des déchets, ne serait-ce qu’actuels, mériterait largement qu’on s’y intéresse, ce serait mieux que de naviguer à vue en s’embarquant dans des projets de pseudo-transformation fricavores et court-termistes, et de maintenir le déni autour de cet héritage empoisonné laissé aux générations futures, sans parler de la recherche de matériaux non atomiques et non ou moins polluants, que les lobbies de l’énergie et de la guerre se gardent bien de faire prospérer), Macron est dans une grosse simulation ou en séance intense d’auto-hypnose où il se repasse en boucle le mythe du nucléaire français qui à ses yeux n’a pas pris une ride. Et dans cette course au nucléaire comme dans la ruée vers le numérique, il passe des « premiers de cordée » à la queue de peloton, ce comble !
Un roi (et de nos jours certains peuples), sans divertissement, se meurt. Car nous n’aimons pas trop les rappels à notre condition, qu’il s’agisse de notre misère et/ou de notre mort (le fameux memento mori, souvent représenté par un crâne ou un objet organique périssable dans la peinture académique, qui remémore aux existences vaniteuses qui baignent dans le faste et le luxe, comme les rois, qu’elles sont mortelles). Ainsi les rois et les peuples, pour des raisons à la fois propres et partagées, se divertissent afin d’oublier un temps leurs sorts. Ce postulat est un détournement et une addition des Pensées de Pascal, du Roi sans divertissement de Giono et du conte des bâtonnets d’Italo Calvino dans son Contentement et richesse, qui questionne la « servitude volontaire » du peuple, partagé entre le jeu qui entretient le déni de réalité sur sa condition, et son émancipation, conte repris dans le numéro 259 d’Ainsi va le monde sur le site de Médiapart. Dans un registre plus politique que littéraire, il est encore une remasterisation de la formule de Marx qui désigne la religion comme « l’opium du peuple ». La religion, remplacée ici par le divertissement, comme un narcotique administré par les puissant⸱e⸱s pour faire accepter la misère aux personnes contraintes à servir le Capital. Exactement comme le Soma d’Huxley dans son Meilleur des Mondes, une drogue légale aux propriétés psychotropes multiples, qui endort toute résistance. L’intemporalité de cette thématique est démontrée par sa récurrence dans tant d’œuvres et à tant d’époques, et par la répétition de l’Histoire souvent perpétrée par oubli. La voilà qui fait son apparition, la persistance, dans l’exploitation des individu⸱e⸱s, et de leurs données, faisant cette fois diversion par le ludique et le jeu, en veillant bien à utiliser des procédés hautement addictifs.
La volonté de créer et/ou de faire perpétuer des environnements toxiques est un point de ressemblance entre Emmanuel Zuckerberg et Mark Macron, mais cette fois c’est pas pareil, c’est en 3D… Un autre est qu’il sont tous les deux très détestés, par le grand public comme par leurs milieux d’appartenance, respectivement l’industrie numérique et le politique, en particulier dans l’exercice de leurs fonctions. Deux exemples choisis : lors d’une téléportation virtuelle de très mauvais goût à Porto Rico, alors ravagé par l’ouragan Maria en 2017, Zuckerberg se présente sous l’apparence d’un petit bonhomme souriant pour vanter les mérites de Facebook Spaces, une interface en réalité virtuelle en expérimentation. En mars 2023, Macron, quant à lui, emploie un ton paternaliste et méprisant face au président congolais Félix Tshisekedi à Kinshasa (RDC), qui le recadre lors d’une conférence de presse et le confronte à des déclarations se faisant le prolongement de la « Françafrique ».
On leur souhaite bien de l’ennui, à Macron et à Zuckerberg, un ennui réel, profond, seuls dans leurs métavers, où ils pourront se raconter toutes les histoires qu’ils veulent sans nous nuire, et se prendre pour les sauveurs de mondes virtuels autant que ça leur chante.
Derrière le métaverse, les (méta)données
Horizon incarne un stratagème pour pallier à la crise de l’emploi que traverse le monde, en perte de forces de travail à exploiter, même s’il existera toujours un front de travail pour les soins et services de première nécessité. Il est d’ailleurs souhaitable que les interactions humaines ne disparaissent d’aucune sphère sociale, qu’elles soient privilégiées à celles avec des machines, pour que perdure la subjectivité dans les rapports, pour que les situations de vie, les cas particuliers, et les exceptions, puissent toujours être considérées, selon l’adage “We are not in the same boat but in the same storm. Some have yachts, some have canoes, some are drowning” (« Nous ne sommes pas dans le même bateau mais nous sommes pris dans la même tempête. Certaines personnes ont des yachts, d’autres des canoës, et d’autres se noient »). La société est en voie de devenir une société du tout divertissement plutôt que du tout travail, ou plus justement, la conception du travail est modifiée progressivement de sorte à le faire percevoir comme du divertissement, et à le distancier le plus possible d’une quelconque notion de labeur ou d’asservissement.
Les moyens de spéculations sont déplacés dans un modèle plus pérenne que celui du travail qui se délite. Ainsi le modèle carnassier de la Big Data fait s’emparer les Data Brokers (ou courtiers de données) des données personnelles, données aspirées en masse qui semblent flotter, errer, dans le monde numérique, aujourd’hui si constitutif de notre vie administrative, civile, etc. Et ses données sont rendues de plus en plus saisissables : les institutions, qu’elles relèvent de la santé ou de l’éducation, centralisent nos informations et les mutualisent entre elles à travers des plateformes parfois privatisées et opaques, et s’octroient à l’inverse un droit de regard et de partage de nos informations personnelles, ce qui crée un rapport de force très déséquilibré en leur faveur. Une demande de bourse à l’école pour son enfant, et hop, on se rend compte qu’il y a zéro information à communiquer car la CAF a déjà délivré tous les éléments en sa possession à l’établissement scolaire. Il n’y a qu’à observer le déploiement dans le temps et de manière durable de dispositifs tels que le Dossier Médical Partagé (DMP) ou le portail France Connect, qui visent, à terme, à faire de nous un⸱e candidat⸱e avec un numéro unique servant à interagir avec l’ensemble des autorités administratives. À travers le métaverse et les interfaces supplémentaires aux écrans qu’offrent la réalité augmentée telles que les tenues haptiques, qui s’adressent au toucher, Meta pourrait absorber davantage de types de données différentes comme des données comportementales par exemple, et ainsi multiplier encore la quantité de données collectées, l’ajouter à la vertigineuse base de données existante principalement échafaudée à partir du réseau social Facebook, et engranger toujours plus d’argent via la revente d’informations ou de lots de données. L’article "Métaverse de Facebook : que sait-on du projet de monde virtuel rêvé par Mark Zuckerberg ?" sur Numerama détaille la genèse du projet Horizon et les ambitions de Meta depuis le changement de nom de l’entreprise en octobre 2021.
Voir demain
Et pour que s’opère le glissement travail-divertissement, on nous sort la vieille recette : créer des besoins là où il n’y en a pas, à l’instar des symboles capitalistiques éponymes que sont le tabac et le papier toilette. Mais iels arriveront bien à nous refiler une nouvelle bouse indispensable, comme l’intégration graduelle du smartphone dans nos vies, qui s’est faite petit à petit dans l’acceptation générale, et qui revient pourtant à avoir un mouchard (pour la localisation) et un micro espion (pour l’écoute) en permanence dans la poche, qui nous accompagne jusque dans notre sommeil, sagement posté à notre chevet, tout en enregistrant nos ronflements et en comptant nos apnées, pour nous dire le lendemain que nous avons passé une sale nuit et qu’en conséquence la journée sera mauvaise… Si nous arrivons peut-être à épuisement du medium numérique, avec une approche quasi absurde, il n’en reste pas moins des interfaces à développer et à affiner pour aller plus loin dans la virtualisation du réel, et ainsi de rendre, à l’inverse, le virtuel plus proche du réel, pour humaniser les espaces numériques, et nous les rendre plus familiers, plus "sympathiques". La VR et le phygital n’ont pas encore trouvé leur forme d’expression la plus aboutie, notamment pour infuser auprès du grand public. Présentement inabordables et inaccessibles pour de trop nombreuses personnes, les gammes professionnelles semblent néanmoins séduire et faire leur bout de chemin auprès des consommateurices. L’exemple des Google Glass, un projet de lunettes en réalité augmentée abandonné en 2015 au profit des Glass Enterprise, un modèle destiné à un usage professionnel paru en 2017, est parlant. Qui sait, les lunettes connectées, moins englobantes que le casque, offriront peut-être des expériences plus immersives qui gagneront davantage les masses, en se superposant au réel plutôt qu’en le recréant, effaçant ainsi leur matérialité, contrairement au casque dont le port contraignant coupe de l’environnement physique. Et ce ne sera pas au détriment de la surveillance bien entendu, qui se fera juste plus discrète, les GAFAM n’auront jamais les yeux dans leurs poches, voyons !