Mercredi 09 décembre 2020, la Ville et l'Eurométropole de Strasbourg ont publié une "mystérieuse" fiche de poste de "chef de projet lieu d’éducation populaire numérique en CDD de 12 mois (sic)". Les personnes bien informées de la politique de la collectivité auront vite deviné l'identité du lieu concerné : le Shadok. Après une courte vie illustrant toute l'absurdité de l'errance publique-privée contemporaine, cet établissement municipal polyvalent — pardon, ce "tiers-lieu innovant" — cherche à nouveau "une perle rare" pour en prendre la tête. Dans des conditions hallucinantes et dans une démarche encore typiquement néolibérale. Il reste toujours possible d’envisager une reconversion bien plus cohérente avec les valeurs de la nouvelle majorité municipale : un projet écologiste, féministe, communiste et internationaliste.

Historique

Pour commencer, l'histoire du Shadok - Fabrique du numérique, créé en 2015, raconterait presque à elle seule la confusion politique qui gouverne les collectivités publiques françaises de notre époque : celle d'un chaos institutionnel infernal, au croisement entre subdivisions de l’État et leur hiérarchie, majors du BTP et startup des ICC (industries créatives et culturelles) en micro-entreprises, associations et collectifs citoyens, établissements scolaires et individus paumés ; tentant de rassembler toutes les variations des spectres existants dans des rencontres aux formats tout aussi variés. En 5 ans, 2 direct'eur'ice's et leur équipe d’une dizaine de personnes se sont perdu'e's dans cette mission impossible d’assurer une cohérence de ce fourre-tout néolibéral, derrière l’illusion d’une mythologie technologique de l'"innovation", porté par un imaginaire artistique, science-fictionnel, consistant. Au-delà, ce sont des dizaines de personnes qui ont œuvré à un édifice en carton-pâte dont il ne reste aujourd’hui qu’une armature de béton et une mémoire éparse.

Il y a un an presque jour pour jour, alors que la direction était en panne sèche (7 salarié'e's sur 9 en arrêt maladie — avant covid lol, dont le directeur lui-même) et que le lieu était fermé temporairement, celui-ci a été occupé pendant 4 jours pour être transformé en « ZADok ». En pleine mobilisation sociale (quasiment ininterrompue depuis déjà 1 an), plus d’une centaine de personnes a fréquenté le lieu pour participer à des ateliers, des débats, des cantines, etc. Un record de fréquentation pour la saison 19/20. Le tout dans l’optique d’y défendre une « maison du peuple et de la grève ». Cette assemblée autogérée et spontanée aurait elle aussi largement de quoi raconter un moment de confusion politique populaire, mais révèle avant tout le désir d’un lieu d’éducation populaire expérimental et autogéré.

L’histoire de ce lieu mériterait d’être développée pour mieux comprendre l’articulation complexe entre tous les enjeux. Mais de nombreuses références et témoignages d’autres luttes pourraient s’en rapprocher pour démontrer la non-spécificité de celle-ci. Car l’histoire du Shadok, en simple exemple, se situe évidemment elle-même dans une dynamique politique plus globale… Aujourd’hui, la Ville cherche à redonner vie à ce lieu maudit de la post-modernité, vers une nouvelle direction.

Cet « équipement » en régie directe de la Ville était jusque-là sous la direction béa(n)te de la Culture. Depuis l’élection de l’équipe municipale verte et rouge (libérale en pratique) de Jeanne Barseghian, ce dossier est entre les mains de l'adjointe "Ville numérique et innovante, mission du temps" de la Ville, Céline Geissman. Désormais, il est donc question de recruter, pour seule équipe, un'e chef'fe de projet pour assurer « la coordination du projet dont la vocation principale est d’impulser une dynamique d’accompagnement à l’éducation populaire, l’inclusion et la citoyenneté numériques à Strasbourg autour d’un lieu emblématique. » Recentrage pour ce nouveau projet vers une voie souhaitée par une partie des salarié'e's et partenaires historiques du lieu : l’éducation populaire.

CONTRE UNE CONCEPTION PARADOXALEMENT NÉOLIBÉRALE DE L’ÉDUCATION POPULAIRE

Si l’intitulé du poste peut intriguer, intéresser voire susciter des vocations, il suffit de plonger plus en profondeur dans la fiche de poste pour rapidement déchanter et présumer d’un développement bancal. La seule longueur de cette fiche est hallucinante, mais le délai de réponse de moins d’un mois (03 janvier 2021) l’est encore plus. La description des missions et activités, découpée en 3 axes, est colossale. Le profil attendu ne pourrait être rempli qu’au prix d’une imposture crasse ou d’une naïveté fatale tant il présuppose une polyvalence experte et une charge de travail monumentale. Pour résumer, il s’agit de la description des missions d’une équipe de 5 personnes minimum. Alors que l’équipe précédente a fini en burnout, il serait donc question de la remplacer par une seule personne pour refonder la baraque sereinement. Bravo les RH, bravo la Mairie : quelle lucidité, quelle perspicacité ! Cette fiche de poste est une blague, mais n’est que le début d’un one-(wo)man show décevant, déjà vu trente fois auparavant, avec pour acteur'ice un'e che'fe de projet. Elle contient à elle seule tous les éléments d’une décadence contemporaine. Revoyez la copie, s’il vous plaît, avant le désastre, car ces frasques néolibérales sont épuisantes et consternantes.

Cette offre d’emploi dénote d’une conception néolibérale contraire aux valeurs écologistes et communistes de la Mairie en place. Car elle sous-entend plusieurs dynamiques répandues dans un monde post-moderne sous hégémonie économique et culturelle d’une morale californienne. Il y est question de :

1 - Stimuler à la fois la concurrence et la coopération entre individus et « partenaires » du marché local

Vu le contexte socio-économique et idéologique, il est à redouter que les personnes qui répondront à cette offre se situeront dans une approche individualiste, compétitive et marchande (via l'injonction à l’innovation, qui cristallise ces valeurs) ; et que les acteur'ice's "partenaires" qui joueront le jeu se situeront entre elleux dans des rapports de forces antagonistes, favorisant une compétition hypocrite plutôt qu’une coopération sincère. Cela a déjà été le cas au sein du Shadok lors des tentatives de partenariats précédents où la volonté de "co-construction" a vite tourné à la mascarade.

Les personnes qui voudront encore bien jouer le jeu de la démocratie participative (malgré toutes les désillusions que la population connaît en ces termes depuis ces dernières années d’expérimentation) seront amenées à travailler bénévolement pour une collectivité publique, elle-même au service du privé. Car les collectivités sont continuellement diminuées par l’État, au profit du capital, via des partenariats avantageux. La démarche participative permet, elle, de modérer la portée radicale des projets par l’action d’un débat « citoyen et apolitique ».

2 - Parvenir à un consensus mou où prospèrent avant tout les intérêts des géants du numérique par souci de « popularité »

La notion politique de « popularité » de l'éducation populaire est tout aussi sujette à confusion que celle de « populisme » : parle-t-on de phénomènes de visibilité ou de lutte des classes ? Cherche-t-on la quantité (de public) ou la qualité (de l'éducation) ? Vise-t-on à susciter la sympathie populaire par le marketing et le design (attractivité bling-bling) ? Ou plutôt à l’émancipation des masses par la création et par l'approche autogestionnaire ? Cherche-t-on à répondre à la dépendance technologique par l’adaptation et l’adhésion de la population aux standards hégémoniques ? A contrario, comment vise-t-on au renversement écologiste des normes via la compréhension des aspirations populaires profondes ? Autant de questions qui ne seront jamais posées par les acteur'ice's dominant'e's, entretenant une médiocrité politique ambiante, au profit des multinationales du numérique, du luxe, de l’énergie, de l'agrindustrie...

3 – Promouvoir un "alternumérisme"... un peu moins catastrophique qu'aujourd'hui

Dans tous les cas, le "numérique" recouvre des systèmes technologiques qui nécessitent une exploitation des peuples et des terres encore plus violente qu'auparavant. Car il dépend de toutes les technologies et industries précédentes (minières et metallurgiques, électriques, électroniques, cybernétique...), qui supposent, chacune d'elle, des exploitations et des pollutions criminèles. Celles-ci sont comme toujours délocalisées dans les anciennes colonies pour amoindrir l'impact symbolique chez les consommateur'ice' aisé'e's. "L'éducation populaire numérique" n'est alors que la facilitation d'une adaptation populaire à des technologies génocidaires et écocidaires.

POUR UN PROJET D'ÉDUCATION POPULAIRE BASÉ SUR :

1 – Des savoirs et pratiques populaires et résilientes

Depuis la préhistoire et partout dans le monde, les cultures populaires ont prouvé des capacités de résilience et d'adaptation. Ces savoirs et ces pratiques ont été effacées par l'impérialisme capitaliste, raciste et patriarcal pour exploiter les peuples et leurs environnements via une domination normative. Nous pouvons encore retrouver ces cultures populaires ancestrales et les partager via les technologies que nous avons avant que celles-ci ne deviennent encore plus intrusives et destructrices (tant qu'elles perdurent...) ; avant l'effondrement massif et planétaire qui nous attend. Un lieu d'éducation populaire permettrait des modules d'éducation théorique, permettant de transmettre ces savoirs et leurs dynamiques (histoire, sociologie/anthropologie, philosophie...) et pratiques (électronique, couture, informatique, mécanique...). Tous ces modules seraient proposés dans une approche féministe, décoloniale et écologiste ; encourageant une pensée critique et transversale, visant à recomposer les rapports sociaux. https://wiki.lereset.org/_media/harawaynb.pdf

Dans une telle optique, la création (culturelle et technologique) sous licence libre est un véhicule indispensable à un projet pédagogique d’actualisation de l’éducation populaire publique. Car il promeut en lui-même les notions de partage et de transparence, et ainsi, permet aux réseaux de communication de trouver une fonction émancipatrice (Wikipédia, p.ex.). L’ensemble de la population peut y être inclu tant dans la procréation d’outils que dans l’usage productif ou créatif. La transparence peut permettre de réduire au maximum l’impact délétère (aliénation humaine et environnementale) des outils et des services concernés. Ces deux valeurs se combinant pour permettre à la population de s’émanciper des plateformes actuellement hégémoniques et capitalistes. Il permettrait aussi de les remplacer par des systèmes décentralisés d’organisation de la société dans des modes de vie globalement souhaitables. Les logiciels libres peuvent aussi mieux garantir un respect de la vie privée, des libertés publiques et individuelles, de la confidentialité des communications.

Plutôt que de chercher à équiper les élèves et les locaux de matériel neuf et irréparable, exploité par des logiciels privateurs ayant tendance à réduire significativement leur durée de vie, le logiciel libre et le matériel réparable (à défaut de libre) permettent de réemployer, à moindre coût, des pièces de seconde main, et d’éduquer la population à la réparation.

2 – L'autogestion comme principe fonctionnel et pédagogique

Un fonctionnement autogestionnaire (communiste libertaire) signifie que l'ensemble des membres du groupe définit les orientations courantes et se répartit équitablement les tâches nécessaires et les plaisirs en son sein. Il permet aussi une rotation des rôles et des pratiques en fonction des désirs et des disponibilités de chaque membre et des besoins du lieu. L'autogestion suppose une prise-en-compte égalitaire des aspirations et des conditions de vie de chaque personne, quelque soit son groupe social, sa race, son genre, son capital ou même son espèce.

C'est aussi un principe pédagogique, véhiculé par l'éducation populaire, qui rompt avec la dialectique du maître et de l'élève, où Le Savoir serait une autorité incontestable. Le savoir y est considéré comme un écosystème vivant, portant en lui toute l'histoire de son évolution. Le savoir est alors un environnement, dans lequel tout le monde évolue perpetuellement et sur lequel personne n'a de droit absolu ou exclusif.

3 – La coopération et la transmission pour étendre ces dynamiques

Toutes les valeurs précitées sont très minoritaires dans l’économie de marché (coopératives, ESS) et plus généralement dans les pratiques individuelles et associatives. Il est donc nécessaire d’intégrer un caractère expansif dans le projet pédagogique afin que les élèves sortants partent avec, non seulement la capacité de s'organiser immédiatement en groupe issu de l’établissement ou non, mais également la capacité à transmettre ces compétences et cette approche au-delà.

QUELLE ALTERNATIVE À CE POSTE ?

Recruter une équipe politiquement cohérente autour de l'éducation populaire.

Puisque cette fiche de poste et le projet concerné sont évidemment bien trop monumentaux pour être accomplis et menés par une personne seule, il faudrait envisager la candidature collective d’une équipe polyvalente, soudée en vue de la mise en œuvre d’un projet pédagogique politiquement cohérent avec les valeurs revendiquées par la Mairie. Pour comprendre la popularité dans tous ces sens, l'ensemble des sensibilités, des métiers, des approches peut être inclus dans cette démarche éducative visant à une transformation globale de la société du vivant.

Adhésion des élèves et bourses sociales

Bien qu’il soit possible de maintenir certains créneaux et/ou espaces en accès libre, une politique pour considérer sérieusement la progression des membres suppose leur adhésion à un programme, même transversal et non-diplômant, sur un temps à définir. Ces cursus et programmes doivent permettre de (re)générer et de contribuer à des activités écologiquement durables, socialement justes et internationalement solidaires. Selon les situations, il est nécessaire de soutenir matériellement l’adhésion des membres en situation de précarité par l’attribution de bourses, en relation avec le CROUS ou d’autres organismes sociaux (CAF, MDPH, Pôle-Emploi, etc.), selon les situations.

Rémunération et statuts équitables des travailleur’euse’s de l’établissement

À partir de cela, il est indispensable de considérer rapidement l’intégralité de la charge de travail (administration, enseignement, technique, entretien) avec l’objectif de rémunérer convenablement chaque poste en éliminant les couches de sous-traitance qui favorisent la maltraitance au travail et qui divisent les équipes dans un individualisme contraire aux valeurs écologistes, féministes et communistes. Faire appel à des intervenant'e's pour animer des formats ponctuels ou réguliers sur des sujets et avec des méthodes variées.
Pour une école populaire cyborg à Strasbourg.

Au quotidien, une juste reconnaissance et un partage équitable des savoirs et des charges de travail sont nécessaires ; la diversité des cultures présentes et toutes les spécificités qui composent la société doivent être mises en valeur. C’est en cela qu’un tel projet pédagogique peut être féministe, décolonial et communiste. Le contraire est aujourd’hui répandu par l’idéologie californienne qui s’insinue depuis 30 ans, de la Silicon Valley jusqu’ici : une conception de la technologie patriarcale, colonialiste et capitaliste, sous des apparences volontiers progressistes.

Si l’illusion libérale de la « démocratie sociale, participative et écologique » se veut rassurante face à la «menace de la dictature verte-rouge », il faut rappeler que cette dialectique est avant tout au service du capitalisme, si bien qu’elle a toujours été promue par les dirigeants dans ce but : pacifier la lutte des classes par l’illusion de la représentation et de la participation à un projet politique qui serait « alternatif et populaire ». C’est en fait un leurre politique qui fragilise la constitution d’un bloc radicalement opposé aux intérêts particuliers d’une minorité toute-puissante et ultra-riche. C’est une stratégie qui met à profit le succès idéologique du néolibéralisme, qui, non content d’avoir répandu la morale bourgeoise aux classes populaires, créé un cirque politique où ces mêmes classes se déchirent dans l’individualisme.

Enfin, l'approche des technologies, souvent réduites au "numérique" (voire au "digital") ou à l'"innovation", doit englober la complexité réelle du monde actuel. Il s'agit d'un écosystème global, traversé par des dynamiques de domination et de résistance. Pour espérer sortir au mieux du marasme de notre époque, il serait temps de comprendre l'humanité dans un monde tout à la fois naturel et artificiel (ou culturel) ; de rompre avec les catégories binaires et coercitives d'un système oppressif.

La Mairie actuelle de Strasbourg se revendique de valeurs radicalement opposées à l'ordre dominant et dispose ainsi d'une occasion globalement révolutionnaire, à un moment de bascule. Il s'agirait donc de profiter de ce moment pour penser, pratiquer et propager ces valeurs, pertinentes, dans une population qui en a été privée. Dans un monde en feu, nous devons réapprendre à cultiver dans les cendres.